Chambre double à sous-louer, 220$ par semaine toutes factures comprises, proche de l’université et du marché Victoria, libre exactement aux dates qui vous conviennent.
Quand j’ai vu l’annonce hier, j’ai littéralement sauté sur le téléphone. Juste un petit détail chiffonnant en fin de conversation:
Moi: C’est une sous-location, pas une colocation?
Elle: Ah, si, c’est une colocation. Il y a deux Espagnols, deux Colombiens, deux Français et moi.
Le soir, on en discute.
Nous: Ca peut être sympa…
Mais l’enthousiasme est un peu moindre.
Cet après-midi, je vais au rendez-vous pour la visite. Ce n’est pas compliqué, c’est à 30 minutes de marche, tout droit, après le Queen Victoria Market où nous allons régulièrement.
Elle: Il faut rentrer par l’arrière, c’est une petite allée. Si vous avez du mal à trouver, vous pouvez m’appeler.
Moi: … OK.
J’arrive à l’adresse dite, c’est un café pour vieux italiens, avec zéro déco, une machine à expressos et cinq tables où les vieux italiens en question jouent aux cartes. Sympa. Je ne suis plus en Australie, mais en pleine culture méditerranéenne. Je revois les soirées Rami au bar du village en Corse.
Je fais le tour du bâtiment, et je tombe là-dessus:
Je prends la photo et je trouve l’entrée le lieu parce que l’adresse est marquée sur les poubelles qui débordent. Bon. Pourquoi pas…
Il y a une huitaine de vélos et un scooter dans la cour. Déjà je me sens vieux. Je me sentais gamin en prenant la photo du prout, mais là je me sens vieux.
Il y a trois portes et pas une seule qui ait l’air d’une véritable porte d’entrée. Alors j’appelle et la fille descend m’accueillir.
Elle: Bon, je ne sais pas ce qu’ils ont avec la moquette, ici. Il ne doivent pas savoir ce que c’est qu’un allergène. C’est hyper chiant à nettoyer.
On monte l’escalier, moquetté, en effet.
Elle: Alors voilà la cuisine. Bon, il faut savoir qu’on est nombreux et que la règle c’est de toujours nettoyer après soi et laisser l’endroit propre.
L’évier est plein de vaisselle dégueulasse, les poubelles débordent car c’est la mode dans le quartier et quelques odeurs s’expriment avec conviction. Sur un tableau blanc collé au frigo, je vois le nom de ceux qui sont de ménage cette semaine. Pour être honnête, ils ont écrit SORRY sur le mur avec une flèche vers leur forfait, c’est mieux que rien. Je ne suis pas leur meilleur ami, à cet instant précis.
Elle: Bon, là, je tiens à préciser que les garçons travaillent dans une boîte de nuit. Ils rentrent très tard et ils mangent avant de se coucher. Ils n’ont pas trop envie de faire la vaisselle.
Au moment où nous allons visiter les deux salles de bains, un mec en serviette nous passe devant et s’enferme dans la première. L’autre est petite et propre. C’est un bon point. L’appartement a des faux airs d’ancien hôtel. Deux couloirs parallèles desservant trois pièces chacun. La moquette sent, en peu, quand même. Je ne peux pas non plus rater le bac en plastique sous un gros trou dans le plafond.
Elle: Oui, on a eu un problème de toiture, mais l’agence va faire réparer ça dans la semaine. Ca, c’est la chambre des Colombiens. Ils travaillent beaucoup. Ils font des semaines de 70 heures. Ils envoient l’argent à leur famille. Ca, c’est la chambre des Français. Il y en a un qui est étudiant en architecture. Là, c’est la salle de travail, il faut savoir que nous avons quatre imprimantes, c’est pas mal, non ?
Moi: …
Nous continuons vers la salle commune au fond du couloir. Il y a un vaporisateur de produit ménager et une éponge sur la table basse.
Elle: Oui, alors on a fait une fête hier soir, parce que l’autre Français vient d’avoir son diplôme d’ingénieur. Bon, on fait des fêtes, mais pas tous les soirs. C’est juste qu’on aime bien se retrouver ici et regarder des films. Et puis on n’entend rien des chambres.
Moi: …
Le mur du fond est tapissé de packs de bière. Le mur opposé a des photos des coloc collées sur des modèles de coloriage Disney. Je remarque un Dumbo.
Elle: Oui, ils sont un peu gamin. Ce n’est pas toujours facile. Mais c’est…
Moi, je pense que c’est sympa, mais elle s’empatouille un peu. Elle ne peut pas envisager que j’apprécie ce qu’elle me montre.
Nous passons dans l’autre couloir. Le mec en serviette est toujours sous la douche, dans la première salle de bains que je ne verrai jamais.
Elle: Là c’est la chambre des Espagnols.
Deux lits jumeaux dans un joyeux bordel. Un mec qui dort les poings fermés et la bouche ouverte.
Elle: Cette chambre là est vide, vous pouvez vous faire une idée.
En effet. C’est un autre joyeux bordel qui donne côté route.
Elle: Moi, j’ai joué ma princesse, j’ai réclamé une chambre à moi toute seule.
Celle que nous pouvons sous-louer, donc. Elles est propre. Bien rangée. Mais assez monacale pour une chambre de princesse. Et toujours cette moquette et cette odeur persistante.
Moi: Je peux prendre des photos ? Je ne suis pas seul à décider.
Elle: Bien sûr.
Moi: Ca fait un peu L’auberge espagnole, non ?
Elle: Non, il n’y a pas tant de va-et-vient que ça. On ne fait pas ce qu’on appelle warm bed, vous savez? C’est plutôt les Chinois qui font ça. Ils louent une chambre de deux à trois personnes qui se relaient pour dormir. D’où le nom : le lit n’a pas le temps de refroidir.
Là, j’ai appris quelque chose. L’expression warm bed, bien sûr, mais aussi que mon interlocutrice est trop jeune pour que le film de Klapisch fasse partie de ses références.
Bref. Je continue à prendre les photos, mais j’ai déjà une certitude: nous n’habiterons pas l’allée du Prout parce que je suis trop vieux!
Clairement, il y a dix ans – quand j’avais vingt ans, donc – ce plan m’aurait semblé génial. Aujourd’hui encore, il y a des côtés tentants dans ce genre d’environnement. C’est juste un poil au-dessous de ma limite. Mais voilà, je ne suis plus dans la fourchette des 19-25 ans. Je ne suis même plus dans le tiroir à couvert des 19-25 ans. Ni même dans leur cuisine. Qui est salle et qui pue. Mais je regarde cet arrangement avec une bonne dose de tendresse, voire de nostalgie.
Et là, je m’entends dire:
Moi: Je travaille dans une école d’ingénieurs. J’ai l’habitude de côtoyer des jeunes.
Marteau. Clous. Cercueil.
Dommage pour l’allée du Prout.
J’ADORE!!!!!!JE SUIS MORTE DE RIRE TOUTE SEULE!!!!IL FAUT QUE TU PUBLIES VOTRE RÉCIT DE VOYAGE!!!!C’EST EXCELLENT!!!!Baci ragazzi.
Effectivement l’article est excellent ! l’anecdote fait sourire et je pense que cela restera gravée dans les mémoires ! « l’allée du Prout » ça ne s’invente pas ! de gros bisous