Un beau matin de 1792, un jeune Duwamish du nom de Si’ahl (ou Siʔaɫ, vous savez maintenant comme j’aime les retranscriptions des langues natives), se promenant sur les bords du détroit de Whulj, aperçut les grandes voiles blanches du Discovery et du Chatham, les deux navires de l’expédition de George Vancouver.
On raconte que, fasciné par ces étoffes flottantes, l’enfant qui deviendrait un éminent chef de la région, en fit plus tard un de ses traits distinctifs en portant de grandes chemises blanches… On ne dit pas si le jeune homme vit également les deux canots commandés par Peter Puget qui effectuaient les relevés cartographiques de Whulj, qui serait connu désormais sous le nom de Puget Sound ou Détroit de Puget (non, rien à voir avec l’huile d’olive du même nom).
Si’ahl devint chef de sa tribu et se bâtit une réputation de guerrier, de meneur d’hommes et d’orateur dans la région. Il eut également l’honneur tragique de faire partie de la génération qui dut gérer les incursions européennes dans le Nord-Ouest.
Au départ, les visages pâles qui passaient dans le coin étaient les capitaines des navires qui exploraient les côtes du nouveau monde pour revendiquer la terre au nom de la couronne d’Espagne, d’Angleterre, de Russie, de France, d’Espagne, d’Angelterre, d’Espagne, d’Angleterre… Ils avaient l’air de bien s’amuser entre eux et ne dérangeaient pas vraiment.
Ensuite virent les trappeurs, qui avaient la sale habitude de venir chasser sur les terres ancestrales. Là, ça devenait plus délicat. Mais on parvenait à négocier avec eux et ils tenaient généralement leur parole.
Et puis arrivèrent les premiers colons, ceux qui ont commencé par s’installer mais qui ont vite voulu prendre toute la place.
Sur les terres de Si’ahl, ils s’installèrent d’abord à sbaqWábaqs, la pointe des prairies, qu’ils appelèrent New York Alki (soit dans un mélange bizarre d’anglais et de chinook, « New York, dans un moment » mais ce n’était probablement pas intentionnel). Et puis ils ont préféré traverser la baie pour s’installer sur un meilleur site qu’ils appelèrent Duwamps.
Dans la bande, il y avait un mec qui avait l’air un peu plus sympa que les autres: David Swinson Maynard, dit « Doc ».
Doc était pote aussi avec un autre chef de la région, Patkanim, que Si’ahl n’appréciait que moyen moyen rapport au fait qu’il se la pétait un peu parce qu’il controlait le col de Snoqualmie. Et aussi, peut-être, parce que quand le gouverneur avait mis à pris la tête des indiens réfractaires, il en avait coupé un bon petit nombre… Bref, pas un mec bien.
Malgé tout, même si Doc Maynard avait des potes bizarres, il savait caresser les chefs dans le sens du poil.
En ces temps troubles, où les autres tribus se battaient contre l’envahisseur et où les chefs blancs avaient un peu tendance à détester les indiens (bah oui, offrir 20 dollars par tête et 80 dollars pour un chef, ce n’est pas exactement un signe d’amour !), Doc savait recourir à une diplomatie plus convaincante.
Son idée était que, si Si’ahl et Patkamin restaient en dehors des combats, ils pourraient s’y retrouver et gagner les faveurs du grand chef blanc. Patkamin se doutait qu’il ne pouvait plus trop s’amuser à livrer des têtes et continer à faire croire qu’il s’agissait de chefs (4 fois plus rentables, quand même!), alors que tout le monde savait qu’il décapitait ses esclaves. Il se rallia à la cause. Si’ahl, plus posé, ne fut pas mécontent de la situation.
Maynard l’aimait bien, Si’ahl, alors il proposa à ses homologues de renommer leur village en son honneur. Seattle, ça sonnait mieux que « New York, peut-être un jour qui sait? ».
Si’ahl hésita un moment parce que dans son peuple, invoquer le nom d’un homme après sa mort, ça posait problème à son esprit dans l’autre monde. Mais Maynard fut assez généreux pour que ce petit problème d’au-delà reste de l’autre côté du Styx. Coïncidence ? Si’ahl accepta de se faire baptiser et, alors que la ville prit son nom, il prit celui de Noah.
Vint ensuite la signature d’un traité qui allait garantir aux tribus de la région un territoire non disputé par les blancs. On allait appeler ça une réserve. Là aussi, il allait y avoir des problèmes (genre des tribus ennemies devraient habiter ensemble…) mais l’idée semblait honnête.
Il s’agissait:
1 – De concentrer les indiens sur quelques reserves et les encourager à cultiver la terre et adopter des coutumes sédentaires et civilisées. 2 – De payer leurs terres, non pas en argent mais par annuités en couvertures, vêtements et autres articles utiles pendant de longues années. 3 – De leur fournir des écoles, des enseignants, des fermiers, du matériel agricole, des forgerons et des charpentiers, avec les boutiques qui conviennent. 4 – D’interdire les guerres et disputes entre eux. 5 – D’abolir l’esclavage. 6 – D’arrêter autant que possible la consommation d’alcool. 7 – Comme le passage de l’état sauvage à la civilisation se doit d’être graduel, ils devaient conserver le droit de pêcher sur leurs territoires coutumiers, ainsi que de chasser, récolter des baies et des racines, et de faire paître leur bétail sur les terres non occupées, du moins tant que ces dernières restaient vacantes. 8 – Dans le futur, quand ils se seraient montrés aptes, la terre des réserves leur seraient alouée en particulier. (source wiki)
Où pouvait être le piège? Maynard était pour ce traité, donc Si’ahl et Patkanim acceptèrent.
Ce fut pour Si’ahl l’occasion de prononcer le premier discours qui l’a rendu célèbre, remerciant les blancs pour leur générosité… enfin c’est ce qu’on croit parce qu’il parlait en langue lushootseed, qu’un de ses congénères traduisait en chinook (un jargon simplifié pour les besoins des échanges commerciaux), et qu’une troisième personne traduisait en anglais. La seule version écrite de ce discours a été recréée par Henry A. Smith, un médecin poète qui avait pris des notes ce jour-là et décida de le publier à sa sauce… trente ans plus tard.
Le traité de Point Elliott fut signé le 22 janvier 1855 avec le grand chef blanc Isaac Stevens (celui qui aimait acheter des têtes d’indiens).
Tout était bien qui finissait bien. Sauf que, pour être valable, le traité devait être validé par le gouvernement fédéral… et que dans les quatre ans qu’il a fallu pour que ce soit fait, de nouveaux colons s’installèrent « légalement »sur les terres en question.
Bizarement, ça n’a pas plu.
Les autres tribus reprirent les armes, mais celles de Si’ahl et de Patkanim restèrent dans leur coin.
Curieusement, ce n’est pourtant pas l’image qui a traversé les siècles jusqu’à nos oreilles. Le texte le plus connu de Noah/Si’ahl/Seattle est une lettre adressée au président Franklin Pierce. Un texte au lyrisme qui fleure bon la sagesse ancestrale, un hymne écologiste qui sonne bien à nos oreilles.
Ecoutez plutôt:
(tout le texte ici)
C’est beau, c’est vrai. Mais ce n’est pas de lui.
Ce texte célèbre a été repris et diffusé maintes fois comme la réponse de Si’ahl aux propositions d’achat des terres indiennes. Avec sa dimension mythologique et son ampleur prophétique, il correspond complètement à ce que nous voudrions entendre de la bouche d’un « grand chef indien ».
Et c’est très normal car il a été rédigé par Ted Perry, un scénariste américain en 1972 pour un film intitulé Home.
Il ne s’agit pas à proprement parler d’un canular, juste de l’idée d’un producteur qui trouvait que ces mots auraient plus de force si on les attribuait à un chef indien.
Et pourquoi pas Seattle, puisque les mots du chef en question avaient déjà fait l’objet de plusieurs réinterprétations?
Seulement voilà, des bisons dans le Nord-Ouest, c’est comme des lions et des crocodiles en Haute Normandie, Si’ahl n’a pas dû en voir beaucoup!
Il n’est pas facile de reconstruire l’image de celui qui a donné son nom à la ville. Les historiens dressent le portrait d’un homme assez passif et conformiste, la légende le voudrait résistant et prophète…
Apparemment les indiens actuels discutent du bien fondé de ses positions lors de la signature du traité de Point Elliott: a-t-il collaboré avec l’ennemi ou a-t-il eu la clairvoyance salutaire qui a préservé sa tribu?
Chacun semble voir Si’ahl à sa porte.
Personnellement, je préfère la légende à l’histoire, bien sûr, mais je suis content d’avoir creusé un peu plus loin. Dans ce texte, je suis également coupable d’avoir un peu arrangé sa vie à ma sauce. Cela dit, j’aime l’image de ce gamin qui voit des voiles sur la baie, qui se dit « un jour, je serai ami avec ces gens » et qui en fait l’oeuvre de sa vie.
Merci pour le beau discours, même attribué à tort. C’est une belle façon de commencer la journée que de l’entendre avant de se lancer dans la résolution des divers petits soucis domestiques. Cela permet de prendre de la hauteur. Merci pour toute cette documentation à revoir avec plaisir un peu plus tard dans la soirée. Bonne journée à tous les deux.
Isabelle
Excellent article Stef, comme d’habitude. Très poétique le final avec l’enfant fasciné par les voiliers: n’aurait-il pas mieux fait au fond _je ne sais pas_d’avoir été puni par son père ce jour-là et interdit de sortir, ou que sais-je, de s’être cassé une jambe à la chasse ou d’être tombé de cheval…Qu’aura-t-il donc trouvé de bon dans la soi-disante « civilisation »occidentale?….Je suis dégoutée de savoir que le discours « la fin de la vie, le début de la survivance » dont j’avais l’affiche accrochée aux murs de ma chambre quand j’étais petite (publié par GREENPEACE) et dont j’ai une copie chez moi,encore aujourd’hui et que j’aime beaucoup, est un FAKE!!!!!ça casse un mythe!!!! Pourquoi faut-il que le beau et le vrai soient deux notions souvent incompatibles? (cf La lettre de Baltimore autre beau fake)…..gros bisous à toi et JC, take care and enjoy