Brooklyn – La gentrification vue de l’intérieur

Tiens je vais commencer par une citation.
A la soirée de fermeture du festival de comédie de Brooklyn, le comique afro-américain Cyrus McQueen a bien résumé la situation:

A Brooklyn, tu sais que ton quartier s’est gentrifié quand tu descends du métro et qu’il y a encore des blancs dans le wagon.

cyrus_mcqueen_dfuze2k_360

Gentrification

Le cycle a commencé depuis bien longtemps à New York: les artistes et les communautés alternatives s’installent dans des quartiers pauvres, les retapent, y créent des lieux branchés qui attirent du monde et de nouveaux commerces, le quartier reprend vie, l’insécurité recule, les prix augmentent parce que de plus en plus de monde veut y habiter, les pauvres sont déjà partis depuis un moment, mais après un temps, les artistes et les communautés alternatives n’ont plus les moyens de rester non plus, le quartier s’est embourgeoisé, les poussettes ont remplacé les junkies, vient ensuite le moment où les bars et les petits commerces ne peuvent plus payer leur loyer non plus et le quartier vibrant se rendort. Quelque part, un peu plus loin, le même phénomène est déjà en train de se reproduire.

Les cinq "boroughs" de New York City
Les cinq « boroughs » de New York City (avec une belle faute à Manhattan!)

A Manhattan, ça a été Greenwich Village dans les années 60, l’East Village dans les années 80, le Meat Packing District dans les années 2000, mais il y a eu aussi Harlem, le Bronx et bien entendu Brooklyn.

Williamsburg, au nord de Brooklyn, est devenu le « nouveau Greenwich Village ». La moyenne d’âge tourne autour de la trentaine, la diversité ethnique est assez large mais tire pas mal vers le blanc, il y a foison de restaurants, de bars, de clubs, de boutiques, de galeries, de brocantes. C’est le quartier de hipsters par excellence, comme Greenwich avait été celui des beatniks.

hipster

Entre 2004 et 2012, le prix de l’immobilier y a augmenté de 174%!

Les quartiers de Brooklyn avec un flèche vers "Nous"
Les quartiers de Brooklyn avec un flèche vers « Nous »

Bushwick

Nous habitons à Bushwick, le quartier suivant sur la liste.

Ce qui est interessant, c’est que le processus y est visiblement en cours. Bushwick étant limitrophe de Williamsburg au nord-ouest, le quartier bénéficie en quelque sorte de son trop-plein. Dans des zones encore récemment mal famées ou abandonnées, fleurissent maintenant des clubs alternatifs et des bars branchés. Mais dès qu’on s’éloigne un peu de ces enclaves, on retrouve la friche urbaine et on préssent les bulldozers et les grues.

Là où nous sommes, du côté nord de la rue, les constructions sont récentes (voire en cours!), du côté sud, nous arrivons sur Broadway, pas celui des comédies musicales, celui de Brooklyn… bien moins glamour, un axe où nous savons que la gentrification n’arrivera jamais.

Pourquoi ?

Parce que!
Parce que! (photo choppée sur le web, c’est en bas de la rue mais je suis une grosse faignasse)

Sur toute la longueur de ce boulevard, le J tain circule 24h/24 au niveau du premier étage des immeubles. Ca peut freiner l’embourgeoisement. Enfin je pense.

Du coup, il ne nous faut pas aller très loin pour vivre la culture de Brooklyn dans son authenticité.

Et c’est en effet une autre culture. La majorité ethnique se partage ici entre les afro-américains et les latinos. On parle surtout espagnol dans les magasins (ce qui a tendance à me troubler dans mes réflexes linguistiques quand je ne suis pas trop réveillé). Le dimanche, on se rend compte que toutes les enseignes « Eglise de Machin », « Eglise de Bidule » qui parsèment la rue sont bien des lieux de culte actifs, d’où sortent des familles endimanchées comme je n’en avais personnellement vues que dans les films.

Décibels

Mais ce qui est frappant pour nos vieilles oreilles de Normands, c’est le bruit.

Notre chambre donne sur la rue, qui n’est pas un grand axe. Il fait chaud cet été (désolé!) et nous dormons les fenêtres ouvertes mais, même fermées, nous entendrions tout les bruits du quartier. Et ils sont nombreux.

Le moteur des camions qui s’arrêtent au feu rouge, celui des voitures, aussi, bien sûr, le passage des trains sur les rails de Broadway, le hurlement des sirènes des ambulances, les outils hydauliques ou électriques du chantier d’en face ou de la carrosserie d’à côté, les coups de pelles des ouvriers qui chargent un camion de gravats la nuit, sous l’orage, les engueulades en espagnol, en anglais, les discussions sur les marches, jusqu’aux petites heures du matin, et la musique. Ce sont essentiellement des rythmes latinos, qu’on peut Shazamer sans problème de notre lit, mais aussi du bon gros rap dans les auto-radios (amplifié à ce point-là ça doit s’appeler autrement!). Et parfois, tout se calme et on croit entendre un oiseau.

C’est une autre culture, parce que ce volume excessif n’a pas l’air de déranger. Tout le monde y participe et on n’entend personne s’en plaindre.

Panneau d'interdiction de musique trop forte (pas vu ici!)
Panneau d’interdiction de musique trop forte (pas vu ici!)

Dans une intervention contre la gentrification de Brooklyn, Spike Lee raconte que depuis l’embourgeoisement du quartier, les nouveaux arrivants commencent à appeler les flics pour faire cesser la musique. Pour lui, c’est intolérable. C’est une véritable atteinte à la culture des occupants originels. (l’intervention en VO ci-dessous)

Il va plus loin, d’ailleurs (normal: Spike Lee!), il appelle ça le syndrome de Christophe Colomb: prétendre découvrir un nouvel endroit et en dégager les autochtones.

J’ai assez écrit sur les aborigènes et les premières nations pour que cette image me parle tout de suite.

Alors, c’est vrai, à choisir entre un quartier délabré livré aux trafiquants de drogues et aux balles perdues, ou un quartier branchouille mais vivant et sûr, le choix ne paraît pas difficile. En revanche, on peut se poser la question du partage et de la mixité sociale…

Je paraphrase librement Spike Lee: « Les loyers deviennent moins chers à mesure qu’on va vers l’est de Brooklyn, le problème c’est qu’on arrive vite à  l’océan Atlantique! »

Pour les plus aisés des occupants originels, ceux qui sont propriétaires de leur logement, vendre aux promoteurs et quitter la ville est une option valable. On parle d’ailleurs à présent de mouvement migratoire inverse des populations noires qui retournent vers les états du Sud, partiellement en raison de ce phénomène. Pour les autres, c’est beaucoup moins confortable.

On trouve quand même ces affiches dans le métro:

« Demandez de l’aide – avant qu’on vous expulse de chez vous »

Alors d’un côté c’est bien que la ville de New York ait un programme pour ça… de l’autre…

Girls

Sinon, évidemment, comme la télé fait feu de tous bois, la série Girls chronique les aventures de jeunes hipsteuses de Brooklyn, ce qui ne va pas freiner le phénomène. (Mais tout le monde n’a pas les moyens d’arpenter Manhattan comme Carrie Bradshaw dans Sex and the City, non plus!)

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *